L'Agneau Carnivore sent le livre
culte ; c'est un roman d'une richesse étonnante. Et comme toujours
dans ces cas-là, c'est tout ou rien. Soit on adore, soit on exècre.
L'écriture de Gomez-Arcos est assez particulière (et pourtant
elle semble rapidement familière), passant d'un phrasé
bref et concis à de longues tirades complexes. Pourtant le style
est toujours direct, malgré une syntaxe parfois proche de celle
de Genêt (lors des longues phrases). Même si sa lecture
n'est pas toujours facile, L'Agneau Carnivore est agréable à
lire. L'auteur fait preuve de bonnes idées littéraires
(le très marquant "elle, maman", le répétitif
Clara-adjectif, etc.), et un Français irréprochable et
varié : bien des écrivaillons nés francophones
pourraient en prendre exemple !
En plus de cette richesse linguistique, L'Agneau Carnivore abonde d'idées
et de sujets. Bien sûr les fils porteurs du roman sont les liens
étranges et les traumatismes de cette famille, traumatismes issus
en partie de l'Histoire espagnole du 20è, mais aussi des espoirs
et des déceptions de jeunesse qui marquent les adultes et qui
se répercutent sur leurs enfants. On y trouve aussi une réflexion
profonde sur l'amour, sur la famille, sur l'homosexualité et
l'inceste, sur les rapports église/religion, sur la politique
et la dictature, sur les rapports humains, en général.
Ce livre contient à lui seul un "Maman"
de B. Montenat, un "La Douceur"
de Ch. Honoré, et certains côtés (pensées
sur relations Eglise/religion) du "Plongeon"
de O. Delorme, et bien plus encore ... A lire d'urgence.
Un
peu plus sur le roman :
Tout au long du roman, le narrateur,
témoin et acteur de ce drame, nous emmène, au gré
de son enfance quasi solitaire et de son adolescence, sur les sentiers
de plus en plus escarpés de ses sentiments et de ses pensées.
Tout d'abord, Il crie sa volonté de vivre, malgré le refus
d'amour maternelle "C'est à partir du moment où
elle, maman, m'a dit : "Je ne t'ai pas voulu" que j'ai entrepris
de remonter dans mon passé larvaire et commencé d'y voir
clair. La rancune était née du jour où mon foetus
avait trop gonflé, l'empêchant de se pencher élégamment
sur son damné rosier. [...] J'ai donc décidé, depuis
l'éclatement du plaisir paternel, de m'affirmer, contre son (sa
mère) gré, comme une mauvaise herbe".
Les rapports "je" / "elle,maman"
sont affirmés d'emblée mais évolueront au cours
du roman avec la transformation de l'enfant en adolescent, mais aussi
avec la névrose de plus en plus profonde de "elle, maman".
Cette façon de toujours nommer sa mère participe à
l'exposé de cette haine explosée et de cet amour désiré.
Après une peur panique de se retrouver seul n'avoue-t'il pas
"Et si je rentrais dans la maison et criais "Maman"
pour la première fois de ma vie ?". L'évolution
des rapports mère/fils se développe en un long combat
d'amour et de haine (amour contrarié que l'auteur appelle "désamour"*),
jusqu'à ce qu'adolescent "je" comprenne l'origine
du traumatisme de sa mère et de l'apathie de son père,
et qu'il s'agit dans les deux cas d'un rêve parti en fumée...
un rosier jaune et une révolution manquée.
Le caractère ambigu et contradictoire de Matilde, ses sentiments
pour "l'autre" (son unique fils étant Antonio
et lui seul) sont subtilement distillés tout au long du roman.
Elle n'aime pas "je", ce fils "imposé",
mais pourvoit tout de même à ses besoins avec luxe, et
participe à son éducation "en un sens tout à
fait contraire à la normale. Ni papa, ni Antonio ne s'accordaient
à son univers. Mais elle sentait que, dans le manque d'amour,
nous pouvions établir entre nous de profonds sentiments de haine.
[...] Et si elle avait demandé [...] de s'occuper de mon éducation,
ce n'était pas à dessein de me fournir un bagage pour
l'avenir, mais pour m'approcher sans être pour autant obligée
d'établir entre nous des rapports de mère à fils."
Les rapports avec "papa" sont moins conflictuels : une fois
et une seule le narrateur utilisera la forme "lui, papa "
pour en parler. Ce père est totalement absent de la maison, reclus
à tout jamais dans son bureau, pièce inaccessible pour
l'enfant. En revanche, "je" découvre vite
qu'autrefois "papa " fut un autre : Carlos, complètement
différent de cet être absent. Carlos, fantôme qui
erre dans la grande maison, dont chacun parle à mots voilés
et que tous ont aimé par dessus tout.
Ce trio familial (papa, elle-maman, et je) n'est pas sans faire penser
dans une certaine mesure à celui de "Maman"
de Montenat.
Et puis il y a Antonio, son frère de 6 ans son
aîné. Sa passion, son amour ; qui lui voue en retour une
admiration et un amour sans limite : "J'ai eu mon premier orgasme
[...] tout cela dominé par le visage-dieu de mon frère.
- Tu sais que tu es mon dieu ? - Je sais que tu es mon dieu. Qui a questionné
? Qui a répondu ? Impossible de dire. Les mots de chacun se formaient
dans la bouche de l'autre. Nous les prononcions et les entendions de
l'intérieur." Si Gomez nous épargne le sordide
et les descriptions faciles, en revanche, comme Ch. Honoré (La
Douceur), il appelle un chat un chat, sans fausse pudeur. Ainsi,
les relations entre les deux frères sont parfaitement explicitent,
mais subtilement distillées dans une écriture précise
et fine. Evidemment "elle, maman n'était pas dupe de
tout ce qui se passait entre Antonio et moi, et se foutait pas mal de
nos relation sexuelles, mais elle ne pouvait pas supporter l'univers
d'amour dans lequel mon frère m'abritait", Ainsi Matilde
avoue au cours d'une conversation avec Carlos "Ils forment
le seul noyau familial de la maison., le seul couple... avec tout ce
que cela comporte".
Et puis vient le jour de l'ouverture au monde extérieur.
A 13 ans ! "13 ans enfermé dans un monde clos. [...]
Ce monde, je le connaissais. Il y avait l'univers passionnant de maman,
les bras de mon frère, l'absence de papa, la compagnie de Clara.
[...] Mais l'autre monde, l'extérieur, qui le connaissait ?"
La découverte de ce monde extérieur qui lui apportera
encore des pièces de son puzzle et lui permettra d'élucider
l'énigme des traumatismes de cette maison déchue.
Le narrateur en profite pour égratigner Franco et les régimes
totalitaires, l'Eglise catholique et ses inquisiteurs.
Franco est décrit comme "petit, gros, paré de
cordons, de médailles et d'épées, le visage sans
noblesse, [...] parfaitement minable sur son cheval." et la
dictature comme un monde "sans bruit intérieur.
Derrière les conversations des vieillards, les cris des enfants,
les prières des mendiants, les ordres des policiers, il règne
le silence. Comme si ces paroles, ces cris, ces prières, ces
ordres n'étaient pas vrais. [...] Ce ne sont que des apparences.
Pas un monde. Et surtout pas un univers."
Et l'Eglise apparaît comme la négation
de dieu. Son catéchiste n'ayant "jamais réussi
à me faire connaître Dieu, et je ne pense pas que cela
ait fait partie de ses préoccupations. [...] L'Eglise était
sa mission. [...] De lui j'ai appris que si on appartient à l'Eglise,
on n'a plus besoin de Dieu pour vivre [...]. ... le catholicisme (m'a)
enfin fait comprendre que Dieu n'existe pas". Le confesseur
de sa mère ne lui confie-t'il pas : "Dieu est amour
[...] mais il est haine aussi [...]. Si un jour tu hésites entre
chercher son amour ou éviter sa haine, évite sa haine.
Et pour cela, reste au sein de l'Eglise : c'est le seul moyen efficace
d'y parvenir. [...] ...l'amour de Dieu est gratuit, mais sa haine coûte
cher." Qui pourrait aimé un tel Dieu ? Et pourtant
c'est bien celui-là qui a participé à tant de massacres
et d'horreurs par le passé... Qui pourrait adopter une religion
où "le Bien [...] est toujours en train de se plaindre
de l'attirance et du pouvoir du Mal, mais qui ne fait jamais quoi que
ce soit pour y apporter remède."
Son éducation civile et son initiation religieuse dispensées
par deux "enseignants" extrémistes opposés mais
utilisant les mêmes méthodes ("Jamais je ne suis
arrivé à comprendre comment, se détestant comme
ils se détestaient, ils arrivaient à un accord si parfait
entre leurs méthodes de travail et leur application.")
et poursuivant le même but "s'imposer", lui apporte
des pièces supplémentaires pour résoudre l'égnime
de sa vie et le préserve des idéologies pernicieuses et
destructrices des 2 précepteurs.
Le
puzzle est réconstitué. Il ne reste plus qu'à attendre
Antonio qui aura le choix difficile entre le conformisme (sa femme et
le confort matériel), et l'amour honnis, mais amour sublime (son
frère et l'aventure).
Pour "je" c'est LA question de vie ou de mort.... Z !
*
Ce néologisme me fait penser à une réflexion de
Georges Steiner qui disait "Parfois il manque des mots dans la
langue française, par exemple "décréer"
qui est une étape plus extrème que simplement détruire".